Dans notre revue de presse, cette semaine, le chroniqueur gastronome Gilles Pudlowski se penche sur les belles adresses de Strasbourg : le « Bubu » d’Eric Westermann, mais surtout le « Croco » de Philippe Bohrer. Ce n’est pas la première fois que le tribun des chefs alsaciens s’adresse au guide Michelin pour vanter leurs qualités et interpeler Jean-Luc Naret à leur sujet.
Une gratification ou une punition ?
Il n’y pas eu le moindre changement en Alsace (et d’ailleurs en Lorraine comme aussi en Champagne, donc dans le Grand Est) dans le Michelin 2010. Ou si peu. Comme si cette année les inspecteurs du guide rouge avaient soigneusement évité de revisiter la région.
Les nouveautés s’y comptent sur le doigt d’une main et ne concernent pas forcément la gastronomie.
Avec ainsi l’arrivée à Strasbourg de la Cour du Corbeau de Jean-Maurice Scharf, déjà propriétaire du Régent Contades et du Régent Petite France, avec ce nouveau maillon de l’hostellerie de luxe, crédité de trois maisons rouges. Un bien bel endroit, qui a ressuscité au XXIe siècle un relais de poste du Moyen Age, en ville, et à deux pas du Pont du Corbeau.
Au Crocodile, Philippe Bohrer a eu plus de chance que les Crayères de Reims qui ont perdu entièrement leurs deux étoiles (elles en valent trois avec l’arrivée de Philippe Mille du Meurice à Paris, où il jouait le rôle de doublure de Yannick Alleno), alors qu’il n’en a perdu qu’une seule.
On se souvient qu’en son temps Eric Westermann au Buerehiesel avait, lui, redémarré avec « le compteur à zéro », après le départ de papa Antoine pour Drouant et Paris.
Il serait d’ailleurs bon que les inspecteurs du guide se penchent à nouveau sur le « Bubu » de l’Orangerie, qui me semble valoir nettement plus que son unique étoile actuelle, en tout cas au moins deux.
Pour revenir au Croco nouvelle vague, on louera la rénovation sobre et claire de l’ancienne maison des Jung qui a conservé son saurien empaillé, son style grand bourgeois, tout en se dotant de nouvelles tentures beiges donnant une note jeune à l’ensemble.
Au chic neuf du décor s’ajoute le service au petit point mené de Gilbert Mestrallet, qui de sommelier d’élite s’est mué en directeur de salle performant. Et tout le ballet de la salle suit le mouvement. Évidemment, Monique n’est plus là, avec ses jolis conseils, ses explications délicates, son sourire, mais c’est la simple évolution des choses.
Côté cuisine, une jeune équipe, menée par Ludovic Kientz, revoit la tradition régionale, locale et grande bourgeoise, c’est à dire « à la française », avec brio. La royale de cresson avec ses jambonnettes de grenouilles aux herbes, le lingot de foie gras d’oie au pain avec sa réduction de gewurztraminer « VT », ou encore le foie de canard poêlé puis poché au pinot noir, comme le cabillaud en viennoise à la moutarde d’Alsace font des mets chics, chocs, ne manquant ni de tonus, ni de caractère.
On y ajoute les classiques de toujours, ceux du Croco, revus en version allégée et mis au goût du jour (comme le pied de cochon en crépinette à la truffe et choux frisé, le foie chaud en croûte de sel avec légumes en baeckeoffe), sans omettre un registre de desserts qui marque un joli bond en avant. On aime ainsi la jolie Forêt noire revisitée « à notre façon », avec son sablé croustillant, sa crème au kirsch, son sorbet cacao, plus l’ananas en deux versions, avec sorbet façon pina colada ou encore cette pomme Granny Smith en trois temps, qui indique qu’ici on aime prendre un produit le décliner à l’infini, bref lui redonner un son autre, sans lui faire perdre sa nature et son caractère.
Deus ex machina de la demeure, Philippe Bohrer, qui gère une quinzaine d’établissements (dont son autre étoilé de Rouffach, un bistrot mode à Colmar et la très classique brasserie strasbourgeoise Stadtwappe, autrement dit les Armes de la Ville, revisitée avec brio place Gutenberg), parvient à être rue de l’Outre quand il faut, resserrant les boulons, donnant le tour de vis qui convient, mettant la demeure dans le bon sens, celui de la haute qualité, à l’image d’une cave d’exception qui fut toujours ici un plus.
Il y a encore des menus pleins d’à-propos qui incitent à revenir ici faire étape.
Bref, autant de bonnes raisons de se réjouir que le Croco soit toujours le Croco, malgré l’absence d’Émile et de Monique qui l’ont marqué de leur empreinte.
Une manière aussi de dire au Michelin que Strasbourg et son institution gourmande méritent plus que cette étoile de démarrage.
Par Gilles Pudlowski